mardi 1 décembre 2009

textes de Jacques Audiberti


par Laurent d’Olce, Jean-Claude Penchenat et

Catherine Salviat,

sociétaire honoraire de la Comédie Française


suivi de

Un beau désordre


film de
Jacques Baratier






jeudi 17 décembre 2009 à 18h30


cinéma l’Accatone


20 rue Cujas 75005 Paris


Parking rue Soufflot



Cocktail




Participation aux frais : 10 €





réponse souhaitée : 0671599075

1bis rue des Capucins 92190 Meudon

tél./fax : 01 45 34 44 59 amisdaudiberti@wanadoo.fr










dimanche 15 novembre 2009

Jacques Darras et la peinture



Associer la poésie et la peinture est un acte de modernité qui remonte à Diderot puis singulièrement à Baudelaire. Mallarmé avait ses amis, les surréalistes étaient peintres et Proust a rendu célèbre le plus petit pan de mur jaune qui soit; plus près de nous René Char ou Yves Bonnefoy n'ont eu de cesse de célébrer tel ou tel peintre. D'autres ont fait un immense travail de collaboration avec les peintres, et nous ne citerons que le plus prolifique en la personne de Guillevic. D'autres encore comme Marc Alyn se sont révélés d'excellents critiques.

On notera que bien peu de poètes ont su prendre le pinceau. Seule exception de taille, celle d'Henri Michaux; on pourrait y adjoindre Audiberti ou quelques autres mais qui ne seraient que de simples dessinateurs sans être passés à la postérité par une œuvre.


Le cas de Jacques Darras est particulier. Rarement en effet une œuvre n'aura à ce point intégrer la peinture en ses vers.

La caractéristique principale de Darras se situe au niveau de ses choix: nul impressionnisme ni retour au XVIIIème siècle à la mode. Son choix se porte vers les peintres flamands: cet attrait est à mettre en relation avec une vision historico-géographique qui place la peinture et l'histoire sur un même plan.

Ce sera un de nos axes de réflexion, l'art comme vision historique, l'art comme ébauche d'épopée.

Les peintres Flamands de la Renaissance se sont spécialisés, pour la plupart, dans les représentations religieuses. Nous verrons cet autre aspect chez Darras, de la peinture en relation avec une approche mystique.

Il faudra ensuite s'intéresser au plus près aux rapports que peut entretenir un poète avec un peintre en particulier ou avec une école, dans ses liens avec sa propre écriture. Peut-on envisager d'ores et déjà cette vision picturale dessinée par le poète comme un art poétique?




I

Peinture et philosophie



Les peintres que choisit Darras, à travers les siècles, sont tous hollandais : Rubens, Memling, Hoogh, Rembrandt, Van Gogh, De Kooning, Mondrian, regroupés sous le titre général de « René Descartes avec Helena Jans dans la Frise ». La peinture vient servir de réponse aux postulations du philosophe. C'est un bien curieux point de vue que prend ici le poète de réfuter une pensée par la peinture. Serait-ce à dire que Les Méditations métaphysiques (1641) de Descartes auraient été en lien si étroit avec la Hollande où a été écrite cette œuvre? Les peintres répondent-ils à Descartes de par leur origine géographique?


Rembrandt (1606-1669) intervient le premier dans un poème intitulé: « La criante crucifixion des animaux selon Rembrandt », p. 158-159.


Ce qu'a d'extraordinaire le splendide « Bœuf écorché » de 1656

Suspendu au Louvre pendu à l'envers par les pattes

[…]

Ah! mais quelle transfiguration tout à coup voyez l'arrière-train

Ne serait-ce pas des épaules des bras des ailes qui lui pousseraient?

Le Galilée du Christianisme, Rembrandt van Rijn de Leyden!

Christianisme tête en bas ainsi finissent les animaux sur la croix

Il n'y a d'autres passions que l'absolue passivité des rebelles

Il n'y eut jamais rien d'autre que l'hécatombe animale multipliée

Les animaux ne parlent pas, monsieur Descartes, ils crient.


La Maye réfléchit, pp. 159-160


La fin de cet extrait se veut une réponse aux positions de Descartes sur sa théorie des animaux-machines, animaux qui n'auraient pas d'âme. La formulation s'entend comme une réponse agressive au philosophe: "Les animaux ne parlent pas, monsieur Descartes, ils crient". Et cette douleur c'est celle de la souffrance humaine qui se rapprocherait de celle du Christ que le poète associeà à Galilée: la peinture devient ainsi le vecteur à la fois de la modernité, de la révolution et de la mystique. La peinture serait au-devant des hommes et du monde parce qu'elle offre des images capables de traduire les sentiments humains. Sentiments humains lisibles dans ce vers: "Il n'y a d'autres passions que l'absolue passivité des rebelles". Vision sans doute idyllique mais qui en dit long sur l'empathie du poète pour les âmes qui souffrent en silence, qui souffrent à cause des pouvoirs, et dont la souffrance les rapproche de la divinité.


Le poète reprend sa méditation sur Rembrandt quelques pages plus loin dans un texte, en prose intitulé « Hendrickje Stoffels dans la chambre du Rhin » à l'intérieur de l'ensemble « huit réfléchissements de la Maye »:


"Rembrandt se nomme véritablement Rembrandt Harmonszoon van Rijn. Cela énonce clairement que Monsieur vient du Rhin, appartient au Rhin, descend d'une famille de meuniers du Rhin. Il faut aller aujourd'hui à Leyde, dont Descartes fréquenta assidûment l'université au temps précis où le jeune peintre faisait ses premiers pas sur le bord du fleuve, pour contempler le Vieux Rhin, Oude Rijn […] On imagine l'influence modelante du fleuve sur la jeune pâte picturale. […] On se sent même l'envie de dire que le peintre est venu essentiellement porter la contradiction à Descartes depuis Leyde même. La philosophie d'intérieur de Descartes semble toute tendue vers la surface polissée des miroirs et leur réflexion. Descartes campe derrière une fenêtre en verre poli, de la plus belle taille hollandaise de l'époque, donnant sur un canal. […]" 245-246


Le passage par la peinture est le moyen employé par le poète pour apporter sa contradiction à Descartes qui ne réfléchirait que de façon trop lisse, sans suffisamment de nuances. Tandis que la peinture apporterait avec elle le modelé du dessin, l'épaisseur de la pâte; elle serait rythmée à l'image du fleuve. L'eau n'est pas un miroir lisse mais une surface réfléchissante, dans les deux sens du terme, sur lesquels jouent admirablement tout le poème-livre de Jacques Darras.


Van Gogh, 1853-1890, vient en renfort d'un autre peintre, Franz Hals, (1580-1666), sous le titre très explicite « Vincent Van Gogh retravaille le portrait de Descartes par Fanz Hals ». De là tout une dissertation sur les rapports entre la philosophie et la poésie.


Descartes je te ferai Camarguais

je te montrerai Galilée tournant dans le soleil avec le soleil

j'ai ôté mon chapeau de toile

le mistral monte

j'attache mon chevalet à l'arbre parasol

je me sangle à mon chevalet

maintenant je suis Ulysse je chante avec les sirènes

entends comme les vagues déferlent

entends comme le radeau la toile chahute dans les ondes d'huile

accroche-toi je vais te montrer la forge suprême

le vortex, tu dis bien, vortex

l'entonnoir de la lumière le siphon nous y plongeons

suis-moi vieux marin

n'aie pas peur

la matière est de l'esprit

la matière est de l'esprit en plus épais

l'étendue la pensée collent ensemble,


p. 170 La Maye réfléchit


On entend ici une réfutation de l'idée de Descartes selon laquelle l'esprit serait totalement séparé du corps. On sait, en outre, qu'avec Van Gogh, on assiste à l'avènement de la lumière, héliotropisme dont on imagine Jacques Darras assez éloigné. Mais il préfère être sensible à l'émotion, au tourbillon des choses, au « vortex » qui emporte et l'esprit et la matière. Darras fait de Van Gogh un poète qui chante, comme Ulysse à l'écoute des sirènes.


Le caractère nordique est également précisé avec Piet Mondriaan, 1872-1944, qui apparait dans le titre d'un poème « Piet Mondriaan rêve à la ville cartésienne future », p. 184 et à qui il fait dire de façon drôle: « Être Hollandais donne de l'avance en tout », p. 184. On peut lire, d'une écriture très péremptoire, une critique de la pensée cartésienne poussée trop loin par la peinture abstraite:


Chef de gare de l'abstraction

Chef d'aiguillage de l'abstraction si vous aimez mieux

Je donne le départ tous les matins au Train des Méditations Métaphysiques

Le train s'appelle René Descartes,

La Maye réfléchit, p. 185


La métaphore ferroviaire appelle une réflexion sur le caractère rectiligne de la pensée cartésienne. Le philosophe devient alors "train" lui-même, dans une vision que nous pourrions qualifier de surréaliste. La pensée qui sous-tend cette métaphore vise à assimiler la philosophie cartésienne à une sorte de pensée unique, aveugle, mais aussi provisoire et transitoire comme un train peut l'être. On assiste donc à une véritable diatribe contre Descartes, par l'intermédiaire de la peinture abstraite. Jacques Darras est vraisemblablement trop géographe, trop portraitiste pour s'adonner à non figuratif; et il y voit comme une construction trop intellectuelle qui ruinerait les sens physiques.


Et c'est toujours à propos de Descartes que Darras fait intervenir le plus jeune de ses peintres, De Kooning (1904-1997), qui tourne en dérision le philosophe par l'intermédiaire des lieux communs de la Hollande représenté par les tulipes qui deviennent érotiques: "je préfère féconder les tulipes femelles/ J'aime quand leurs corolles sont écartées". Alors on peut s'interroger sur cette liaison entre Descartes et l'éros. Sans doute un rapprochement phonétique entre "écartées" et "Descartes", amène une idée de viol. Mais ce n'est pas suffisant. Il faut y ajouter le désir du brouillage, le refus de la ligne droite, l'attrait pour la courbe.

« Willem de Kooning décline de faire le portrait de Descartes à Manhattan », pp. 179-180: nous dit un titre explicite: « Renée Descartes je pourrais certainement faire son portrait en tulipe ».

On remarquera que la fin du poème entre en contradiction avec son titre. D'abord on a un refus puis une acceptation, avec cette nuance florale.

Pour couronner le tout, on s'aperçoit à l'écrit que Renée s'écrit avec un "e", et que donc le poète, par la parole du peintre s'adresse à une femme, pour le moins au philosophe féminisé. Ultime jeu du poète pour dire sa critique.


De toute cette exposition, on retiendra qu'elle se forme autour d'une critique de la pensée cartésienne vue à travers les peintres. Pour un poète c'est assez paradoxal. La peinture viendrait en renfort, là où la poésie ne pourrait se dire. On s'aperçoit cependant que si le poète prend un biais, c'est pour mieux défendre la poésie. En effet, c'est en poète qu'il voit la peinture, et son détour par la philosophie, est un détour qui intéresse la poésie.

La peinture devient le vecteur avec lequel le poète peut régler son compte à Platon qui a chassé les poètes de la Cité. Une fois l'opprobre tombée, une fois que le poète entre de nouveau en politique, celui-ci peut de nouveau faire entendre sa voix.

II

Peinture et histoire, mystique et poésie


a) Peinture et histoire


Le peintre philosophe devient historien; c'est la conséquence logique de son entrée dans la cité. Pour parler politique, il faut connaître l'histoire, davantage, il faut même en être un des acteurs. On sait que dans le passé, diplomatie et poésie ont fait bon ménage quand on nomme Claudel ou Saint-John Perse; et si on remonte dans le temps, c'est près des rois que les poètes gagnaient une place en tant qu'historiographe quand ils avaient fait de beaux vers: Ronsard ou Racine. On notera, plus près de nous, que dans le Royaume d'Angleterre, le poète lauréat doit consacrer une part de son oeuvre à l'exaltation des rois et de leurs actes.

Ainsi Jacques Darras nous rapporte les pensées de Jan Van Eyck se réfugiant à Bruges après des années à cheval à travers l'Europe pour les ambassades du Philippe Duc de Bourgogne. Il est à la retraite, vient de se choisir une épouse et songe à son œuvre qu'il a laissée en arrière.


"Il se réveillait à peine d'un rêve de huit ans qui, des réserves forestières du prince Jean de Bavière à La Haye tout contre les dunes de la mer du Nord, l'avait conduit, ce prince disparu, à la cour de Bourgogne. Le Duc, dont le pouvoir s'était accru en Europe par ses préférences pour les alliances matrimoniales à la guerre, avait aussitôt voulu l'utiliser dans plusieurs rôles à la fois. [...] Veuf de Michelle de France puis de Bonne d'Artois mortes sans lui avoir donné d'héritier, Philippe avait demandé à Jan de ranimer son désir de succession par la peinture [...] Il avait déduit que la peinture pouvait commander aux destinées d'un duché puisque son Duc prendrait sa décision par la vue du visage peint"

Van Eyck et les rivières (p. 307-308)


On admire le luxe de détails que le poète donne pour informer son public des influences historiques. Le poète se fait historiographe d'un historiographe.

En outre, il situe le peintre non dans une filiation artistique, mais dans sa zone historico-géographique:


"Aux confins de la France, la Picardie, la Flandre, Jan van Eyck avait été le témoin mais aussi l'organisateur d'un miracle."

Van Eyck et les rivières , p. 403


Pour Darras, ces pays qu'il énumère font partie d'une seule et même région amputée par l'histoire moderne et qui serait une Europe ancestrale, une Europe génésique. Une Europe à partir de laquelle il faudrait construire notre Europe moderne. On entend bien derrière ce discours historique une prise de position politique. Et c'est une des particularités remarquables du poète que de prendre son public à témoin d'un engagement à l'intérieur de la cité.


Mais la peinture de Van Eyck n'est pas réputée pour son message historique. Au contraire, il semble que le retraite accordée au peintre l'aide à imaginer d'autres cieux, ceux des mystères chrétiens.







b) Peinture et mysticisme


La peinture religieuse est une des données cruciales de l'inspiration artistique au Moyen-Âge. Ainsi les images convient-elles le poète à la prairie mystique :


"NOUS SOMMES AVEUGLES SANS LES MOTS.

NOUS NE VOYONS PAS NOTRE AVEUGLEMENT.

NOUS AIMONS AVOIR RÉVÉLATION DE SON ÉVIDENCE.

NOUS ADMIRONS LA PEINTURE YEUX OUVERTS LES PHRASES SUIVRONT.

LES PEINTRES OUVRENT UN PROCÈS.

NOUS FONT NOUS RENDRE À LA REDDITION.

NOUS FONT NOUS RENDRE À LA MORT LA CONCLUSION.

REGARD C'EST DÉSARROI DES MOTS.

RÉSURRECTION L'AVANCE PRISE.

L'AVANCE SUR LE MOT PARLER.

NOUS FRANCHIRONS LA PORTE ADMIRATION.

NOUS LAISSERONS PASSER LE REGARD LE PREMIER.

PERLERONS-NOUS APRÈS LA MORT.

"UNE PORTE ÉTAIT OUVERTE DANS LE CIEL" DIT LA PEINTURE".


"Vingt-six sommières vers la Prairie mystique",

in Van Eyck et le rivières, pp. 355-356.


Cette "sommière", cette première piste, dit clairement la primauté de la peinture pour l'accès à la mystique. Cependant, tout un art poétique est mis en œuvre pour signifier cette quête. Les vers forment une phrase à chaque fois. Les majuscules constantes violent l'esprit du lecteur par leur inscription magistrale. Le rythme en est rendu chaotique, heurté comme un ahanement, pour symboliser l'effort dans le cheminement vers un dieu.


"Il ne fallait plus une enquête mais une quête. Une progression vers le cœur de cette Prairie où les Justes, les Saints et les Saintes allaient dans la compagnie des Anges. Il fallait être anachronique tout en continuant d'habiter le présent. Il fallait convoquer à ses côtés la foule des références humaines pour les faire se croiser, danser, marcher, méditer sur place dans un échange les conduisant au bord de leur propre évanouissement. Par conséquent il élaborerait une théorie de la frontière, une vision de l'histoire urgemment en marche vers le Paradis"


Van Eyck et les rivières 396


Qui dit frontière, dit aussi "Marches", dans les trois sens du terme: les confins d'un pays, autant que la marche à pied ou les degrés par lesquels on accède à l'autel. Nous marchons dans les frontières, à la fois pour les connaître, les reconnaître et les apprendre par le pas impatient de nos pieds, qui sont aussi des vers. La peinture est une aventure mystique.


"Vieil humaniste proto-millénariste, il travaillait à sa table, la Prairie mystique en permanence devant les yeux. Avec une étonnante liberté d'audace le peintre de Maaseik était entré dans l'enclos de l'Apocalypse, avait bousculé les moments de la vision, suspendu les aiguilles de l'horloge divine entre sixième et septième sceau, convoqué la foule immense [...] Le peintre avait osé ce que personne avant ni après lui n'avait jamais accompli, pénétrer par effraction au-delà de l'unique frontière divisant l'humanité avec elle-même." p. 400


On en revient aux frontières, mystiques, celles-là, qu'il faut franchir, voire violer, pour accéder à une autre réalité, en-dehors de l'humanité. La peinture est ce média qui permet toutes les outrances. La peinture est un art de la transgression parce qu'elle se veut en communication avec l'au-delà.

c) Peinture et poésie: le peintre philosophe, historien et mystique devient poète


La politique se fait au nom de dieu et les peintres traitent de sujets religieux en faisant le portrait de leurs mécènes, dessinant ainsi le lien entre peinture, politique et mystique.

Il importe alors de visiter la galerie de peintres proposée par le poète qui relie différentes figures sous le thème de leur relation avec le langage.


Rubens (1577-1640), d'abord, qu'on nous donne à lire dans son rapport avec l'amour. Dans "Pierre-Paul Rubens dialoguant avec Helena Fourment, sa femme, nue sous une fourrure noire", titre d'un poème de La Maye réfléchit, on assiste à la conversation d'un peintre avec son modèle: "La beauté parle avec une voix de femme./ Elle se nomme la beauté, beauté est féminin". p. 57. Le problème est soulevé des rapports entre l'image et sa réalité, davantage même dans la notion générique d'un mot, en l'occurrence celui de la "beauté". Darras s'interroge sempiternellement aux mots; même à travers les peintres, ce sont les mots qu'il importe de définir.


Il retient surtout du peintre Hans Memlin (1345-1494) le triptyque de l'Apocalypse et son volet de droite suggérant la vision de Patmos. "Le poème qui ne serait pas fenêtre grand ouvert dans le temps, qu'on la ferme!" 75 L'ironie se fait jour dans les deniers mots: mais c'est bien la fenêtre qu'on ferme et non le poème. Le poème demeure, à charge pour lui d'ouvrir son éventail pour circonvenir le temps.


Peter de Hoogh (1629-1684), fait l'objet d'une suite de poèmes alternant avec d'autres poèmes pour former un ensemble sous le titre "René Descartes avec Héléna Jans dans la Frise" au cœur du livre.


Le lien avec le mur est devenu une obsession.

Cela seul compte.

Il est notre autel naturel notre Dieu abstrait.

Nous mettre devant lui chaque jour c'est prier.

Il faut préciser que ce mur est peint, l'image peinte d'un mur.

Le peintre fut un artiste hollandais qui vécut à Delft il y a trois siècles.

L'image de ce mur s'affiche tous les matins sur notre ordinateur.

Musée moderne, l'ordinateur.

Images classées à leur ordre leur rang.

Nous sommes les Frères convers de la convergence numérique ordonnée.

N'ayant d'autre religion que la prière murale […]


La Maye Réfléchit, p. 186


L'idée du mur comme moyen de méditation offre à la poésie un rôle mystique. Ce n'est qu'en allant chercher les peintres et leurs images que le poète peut enfin être rassuré quant aux mots.


"Tes paradis sont toujours tellement visuels, tellement littéraires dans leur effet, Grand Escaut! Je ne t'attendrai plus ni à Lille ni à Gand ni à Ostende ni dans le chrome quelconque d'un de tes peintres hollandais. Je t'attendrai dans les mots. Je t'attendrai près des mots" 118


On en revient, non pas aux images proprement dites, mais à leurs reflets par l'intermédiaire de l'eau des fleuves. La boucle est bouclée: les rivières nous avaient menés à Van Eyck, et ce sont les peintres qui nous renvoient aux rivières. Seule demeure la poésie qui acquiert ainsi plus de force, ayant franchi les frontières de la mystique et de l'histoire.


Conclusion



La peinture représente pour le poète l'art suprême qui saurait dire tout. Chez Darras elle est, à n'en pas douter, une fascination pour les pouvoirs esthétiques qu'elle représente. C'est par son biais qu'il souhaite répondre à la philosophie cartésienne qui chasse le poète en dehors de la cité; c'est par son biais qu'il dit sa quête poético-mystique et son écriture épique; c'est par son biais qu'il décline jusqu'à son art poétique.


Alors Jacques Darras serait-il un peintre qui s'ignore?

Quand on dit que le poète dessine, quand on évoque même les exemples d'Audiberti ou de Michaux, on est curieux de savoir si notre poète prendrait, d'aventure, lui-même le pinceau. C'est bien le cas ici, et il est intéressant, de voir comment se fait cette pratique:


"Dessiner dans la salle des Gardes du palais des Ducs de Bourgogne à Dijon implique./ (Scène en progression)/ Que l'on dispose d'une boîte couvercle entr'ouvert par le pouce de la main contenant quinze pastel Caran d'Ache où choisir avec l'autre main, prenant chaque fois scrupule de les replacer dans l'ordre chromatique./ Dans le même temps d'un carnet./ Noir feuilles détachables marque anglaise Daler 3405 coincé cela ne va pas nécessairement de soi aux plis d'un imperméable Saint-Laurent étoffe ample pour faire coussin à l'angle de la balustrade avec le mur)./ Où crayonner main libre forme de deux anges (tombeau de Philippe le Hardi)." 36-37


Le poète se met en scène dans un autoportrait qui ressemble à celui d'un peintre avec un grand luxe de détails matériels. Et c'est en peintre que le poète se décrit de nouveau, mieux que s'il se peignait en poète.

On le revoit dans la même occupation, mais cette fois à la fin du livre en Suisse:


"C'est le Rhin que je dessine maintenant./ C'est le Rhin que j'ai décidé de faire passer par mon petit cahier Daler 3405./ C'est toute l'amplitude du Rhin sorti par Schaffhausen du lac de Constance./ C'est le Rhin avec le grand corridor Alsace devant lui palatinat Rhénanie./ C'est le Rhin limitrophe frontière marchante indifférente aux frontaliers./ C'est le Rhin que je tiens dans mon crayon pastel Caran d'Ache Swiss made./ C'est le Rhin 15 Craies d'Art Néocolor solubles à l'eau l'index mouillé./ Ce Rhin là passera par ma salive./ Ce Rhin-là passera par ma bouche quelle folie./ Ce Rhin-là j'en tiens les ondes les filles en formation sous mon doigt./ Ce Rhin quelle animalité es-tu sûr d'avoir poignet assez fort"

p. 268


Si le poète peut écrire avec les mots l'on voit bien que le poète se sent diminué face au peintre devant l'ampleur du fleuve européen. On appréciera la correspondance qui s'établit ainsi entre l'image de Van Eyck à Bruges et celle de Jacques Darras au bord du Rhin. « Ce Rhin-là passera par ma bouche quelle folie! ». L'eau de la salive appelle le palais des mots mais se révèle insuffisant malgré tout. Et ce sont les grands fleuves qui motivent la prise de pinceau autant que celle de la plume.


Pour avoir si intensément fréquenté les peintres, il faut soi même être peintre. Jacques Darras fait plus, car il abandonne à la peinture le soin même d'approcher la définition de la poésie.

mercredi 3 juin 2009

Guillevic

Les Actes (deuxième partie) du Colloque du Centenaire de Guillevic Rennes-Carnac, viennent d'être publiés: editions Calliopées.fr, Guillevic et la langue, édition établie par Laurence Bougault. 
Bernard Fournier y publie sa communication "Le Arts poétiques de Guillevic".

samedi 28 mars 2009

André Ughetto

Présentation d’André Ughetto

 au François-Coppée 

1 boulevard du Montparnasse

Paris, VII

dans la cadre du Mercredi du poète

le 25 mars 2009

 

 

L’œuvre au secret

 

André Ughetto est connu pour ses traductions de l’italien notamment de Pétrarque : c’est un homme humble et diligent, toujours prêt à faire connaître la poésie des autres.

 Mais il s’intéresse aussi à la poésie française, par l’intermédiaire, notamment, de la revue Autre sud ; il donne alors la parole à des auteurs connus ou moins. Encore là c’est un humaniste, s’effaçant devant le talent des autres.

Mais sait-on bien qui il est ? Quel poète discret, secret renferme-t-il au plus profond de lui ?

Notre propos, une fois n’est pas coutume, ne se bornera à lire qu’un seul recueil. Mais c’est un volume exceptionnel, il représente une somme. Il s’agit d’une anthologie. Mais d’une anthologie un peu curieuse puisque les poèmes rassemblés ne proviennent que d’un seul recueil antérieur et qu’ils rassemblent beaucoup de poèmes inédits. Et que cette réunion se fait sous les auspices d’arcanes on ne peut plus sibyllins dont le titre nous interroge: Rues de la forêt belle.

Ce livre dresse en effet un parallèle entre la poésie et la Kabbale. Riche confrontation, à partir de laquelle Ughetto perpétue une tradition ancienne qui passe par Nerval. Il s’agit, par là, de refaire le monde, ou, pour le moins de le comprendre.

Comprendre aussi sa propre genèse. C’est pourquoi nous tenterons une investigation dans l’enfance, qui est aussi celle de l’homme. Et d’où vient son chant.

Nous verrons alors un peu en détail un art poétique digne des plus grands qui nous charme littéralement.

Cela nous donne un livre quasi unique, dans les deux sens du terme. Unique parce qu’il rassemble presque toute l’œuvre de ce poète et plus de cinquante ans d’écriture ; mais unique aussi par son caractère secret ; unique enfin par ses qualités intrinsèques faites de grande sensibilité et de bonheur d’expression.

 


 

 

II

Construction du monde

 

Comme tout poète André Ughetto construit sa poésie sur un monde qu’il se crée lui-même. Opérant tel un démiurge, le poète éprouve les fondations d’un monde personnel. Mais combien le travail est plus aisé quand on accommode le sien à l’œuvre des Anciens ! C’est ainsi qu’on peut trouver une aide dans les cultures secrètes, telle la kabbale. Nous allons suivre cette démarche, contant pour chacune des huit séphirot les mondes bâtis par le poète.

 

a) Les huit séphirot

 

Dans cette démarche nous retrouvons la Genèse qui s’organise en huit jours comme nous la connaissons d’après la bible.

Très curieusement, ce monde n’est pas fondé à partir du soleil mais à partir de l’astre de la nuit. Le poète imagine la naissance de l’homme sortant des « fonds amniotiques »[1]. La vie de l’homme sur terre et celle de sa naissance hors du corps de la femme ont de grandes similitudes. Et c’est, du reste, avec une métaphore maritime que le poète annonce les matins du monde sur la mer : « A l’espère de leurs cœurs forgerons/ s’offre l’aurore aux dardantes épées:/ le bandeau de leur âme aujourd’hui est levé »[2]. Ce qui se veut être un hymne à la naissance sonne avec l’alexandrin martial comme un chant guerrier où l’acier vient porter le feu et le sang dans les astres. L’homme se pousse à la verticale et lutte contre le ciel et contre les étoiles. On assiste à une véritable initiation. Au monde et dans le monde.

Les dimensions éthiques ou esthétiques révèlent alors l’être au second jour. Parmi ces tres des personnalités exceptionnelles apparaissent. Ainsi René Char dont « Le soleil déjanté percute l’horizon/ A l’extrême du chant »[3]. La mort à l’Isle-sur-la-Sorgue provoque un bouleversement tellurique où les repères s’effacent et risquent la poésie elle-même. Mais d’autres noms viennent la sauver, Dante, Pétrarque ou Léon-Gabriel Gros, qui permettent à l’enfant de voir s’avancer l’aube « un fin couteau /ouvrant la liberté journalière à sa page »[4]. L’homme naissant ouvre les recueils de poésie et s’en repaît pour son avenir.

Le troisième moment est un hymne à l’amour : « Un pont te mène sur mon île à l’endroit précis/ où le soleil de mars perd ses graines bienheureuses/ en un soir d’agrumes coupés »[5]. André Ughetto chante la femme avec une remarquable délicatesse. À lire 53 L’horizon  se refait avec la femme:  « Tu t’étoiles, amoureuse./ Le vent est le sophiste capable de te perdre,/ capable de prouver le nord et le sud/ en brillant sur tes cheveux. »  De l’amour mais aussi de l’amitié, notamment celle qui le lie, jusque dans la tombe, à Christian Guez : « Mais qui entre chez lui reçoit l’offrande illimitée de sa parole »[6].

Alors, l’homme peut contempler la beauté dans le monde. L’estuaire de la Somme à Saint Valéry, par exemple ou les sources de la Buèges : « Lente invoquée des souterrains séjours/ cristallin bleuissant/ qui s’ouvre à l’Evidence/ et capte le Mystère »[7]. On y voit la portée philosophique de cette démarche qui tient en elle-même l’obscur pour le porter à la lumière.

Des mystères dans le monde cependant persistent : la mort et le désir. À lire 71 « Je vous assigne/ au sentiment que j’ai de l’étoile. » dit-il à Ariane. La force de l’homme est grande. Il se rebelle contre les dieux et les déesses qui comparaissent au tribunal des astres.  Mais la mort s’avance : « nous vivons lentement notre partance./ À quel port on atteint, quelles visions/ s’y gagnent ? »[8] C’est le dernier secret que le mourant emporte avec lui, celui de ses interrogations.

En septième et dernier moment vient l’amour de la vie et de ce qu’elle nous offre. Le poète dresse une liste des petits plaisirs de la vie quotidienne : « L’entropie d’un immense brouhaha/ Le dédain du langage commun/ La recherche de la simplicité la plus exquise/ Le silence lacté qui s’émerveille à la proue d’une rencontre/ La vie discrète au parler incertain, la/ Silhouette d’une biche fugace en un vert pré »[9]. On y voit des contradictions propres aux poètes: d’un côté « l’entropie du brouhaha », de l’autre « le dédain du langage commun ». Ces oppositions font partie de la vie et des hommes qui sont nos frères. Le poète ici chante en parfait humaniste. Mais en humaniste pour qui compte le secret de la vie.

 

b) L’ésotérisme Poésie du secret

 

C’est peu de dire que le poète est attiré par l’ésotérisme : « Le sang de la lumière très loin rougie/ oint et love au sein d’un verbe fleuve maternel/ quelques-uns peut-être ayant le mot de passe/ aux grilles ouvragées du parc »[10]. On peut alors imaginer quelque société secrète dont l’accès ne serait possible que pour certains initiés. Avec des rites curieux et bizarres qui étonneraient plus qu’ils ne combleraient le manque de savoir. La poésie n’est-elle pas aussi réservée à certains? N’a-t-elle son langage codé et ses affidés ?

Au-delà des secrets de la poésie, le poète importe dans son recueil la poésie du secret avec les mots de la kaballe (du reste n’intitule-t-il pas son recueil « une petite kabbale de poèmes ?): « Il y a de la poésie dans la dénomination des séphirot »[11] avoue-t-il : Ketter, Hocmah, Binah, Chessed, Gerburah, Tipheret, Netzach, Hod, Yesod, Klipoth, Melkuth. Et de s’en expliquer : « Il est fascinant de penser que pour le kabbaliste l’arbre des séphirot est une façon de se représenter l’être humain lui-même comme esprit descendu dans, ou progressivement revêtu de sa chair […] Réfléchir sur l’arbre permet donc également de s’interroger sur l’humanité, et sur soi-même en celle-ci, en identifiant pour en comprendre les vibrantes fonctions et jouer sur leurs harmoniques les « niveaux » de notre esprit corporel ou de notre corps-esprit »[12]. L’arbre, chez Ughetto, est un thème constant et hautement philosophique.

Parvenu au terme des sept forces qui président à la naissance du monde et de l’homme, celui-ci peut enfin contempler le ciel et lui apporter une signification : « D’un acier acéré la saillante Minerve/ stimule ton désir des beautés difficiles ;/ au sommet de ton ciel/ la femme a la maîtrise/ de l’idée du bonheur que tu rechercheras. »[13] Par l’allitération en [s], le poète met un accent sur les pouvoirs de la déesse romaine de la sagesse ; une sagesse pourtant bien guerrière. C’est l’image de la femme, « beauté difficile », qui est au sommet de la quête que la conjugaison au futur permet de toujours espérer et de comprendre.

Devant les Mystères du monde, André Ughetto nous donne une réponse poétique. Grâce à elle, l’homme n’est pas démuni, il porte en lui les ressources pour accéder à ces Mystères ; mais ce sera au prix d’un grand courage et de multiples efforts. L’ésotérisme représente un monde secret qu’il faut aborder avec courage et persévérance en vue d’une meilleure compréhension du monde. La poésie s’en nourrit.

Le secret protége un savoir qu’on ne veut pas transmettre à tous. Pourquoi ? « Dieu veille sur les neuf portes »[14] dans la cathédrale de Chartres. Les neuf portes de Thèbes étaient les entrées des neuf tribus de la cité qui se révoltèrent ensuite contre elle. Cette référence aux légendes et aux croyances démoniaques, entre dans la nomenclature des arcanes des Tarots ou ceux de la Kabbale. L’absence d’explication rejette le profane dans les ombres de l’inconnaissance. De cette manière, par son silence, le poète participe à la construction du secret.

Au final, l’ésotérisme est à la poésie ce que le symbole est à la réalité : nous sommes dans la plus grande polysémie. Il n’y a pas d’aboutissement dans cette investigation : « cet arbre ne fait en réalité que commencer à rêver de poésie. Si sa croissance est possible, il portera plus tard de nouveaux fruits »[15]. Voilà comment son auteur justifie la nouvelle lecture qu’il donne de ses propres poèmes. C’est un bel exemple de variété, de richesse et d’assurance pour l’avenir. En même temps qu’une révision salutaire de la pérennité en poésie avec son lot d’humilité et d’orgueil.

L’ésotérisme aide à bâtir le monde ; et c’est la poésie qui en est le maître d’œuvre.

 

 

 


 

II

Une Genèse personnelle

 

Tout le monde poétique d’André Ughetto établit ses fondations par l’idée de Genèse. C’est qu’en lui sont enfermées les clés de l’univers, les secrets de notre vie et de notre naissance. L’enfance est devenue un jardin secret à l’adulte lui-même et qui fait l’objet de toutes les recherches dans une perspective existentielle.

 

a) La Genèse du monde 

 

Tout naturellement le poète fait débuter sa Genèse par l’astronomie. Passant par-dessus toutes les évolutions des formes variables de la vie, le poète fait descendre l’homme des étoiles : « espèce humaine, quel fracas/ d’astéroïde »[16]. L’homme vient « Du fond du temps »[17]. On rejoint ainsi le mythe romantique de l’homme déchu du ciel, tel un ange. Dans la mythologie, c’était Prométhée qui avait volé le feu.  Les autorités n’acceptent pas qu’on leur vole leurs secrets.

Sans s’encombrer des sept jours de la Création, et sautant par-dessus des millénaires d’amibes et de cellules, le monde, chez Ughetto, débute par la forêt. Après les étoiles, c’est le lieu inconnu par excellence, le lieu de l’obscurité, de la vie grouillante, mais aussi de la verticale, de l’attirance vers le ciel. Mais c’est en quelque sorte « Une Genèse » qui commence par la fin : « Forêts, vous finissez/ à l’intérieur des villes »[18]. En joignant ainsi la grande ville à la primitivité sylvestre, le poète nous fait comprendre que la préhistoire est à nos côtés, souvent à notre insu. Il y a toujours une certaine primitivité à l’intérieur de ce qu’on considère comme le plus moderne. La vie est un perpétuel oxymore. Aussi bien est-ce la préhistoire de l’homme qui poursuit là son évolution.

On retrouve dans cet extrait le choc curieux de la ville et des arbres, rappel du titre de l’ouvrage Rues de la forêt belle. Il n’y a pas opposition entre les deux éléments. On dirait, au contraire, que la ville tire profit de la présence végétale. C’est qu’avec les arbres, elle rejoint le profond sentiment tellurique, et par là, l’origine. Les arbres sont une métaphore, une allégorie commune pour l’homme. Le poète imagine même qu’il a un « sang vert »[19]. Les hommes sont transformés en végétaux, et, dans ce mouvement, ramenés à la terre mère et nourricière, à l’ensemble de la nature dont ils font partie intégrante : ils en deviennent, eux aussi, le poumon. À ce titre, l’homme-arbre devient le porte-parole, l’haleine, le souffle de la nature, de tout ce qui vit sur terre. Lire 24 : « Civilisés les arbres restent tutélaires:/ orgueilleuse la rue ennoblie sous leur dais !/ Nos étages dépassent leurs cimes/ mais c’est bien à leur fourche extatiques/ que nous rêvons encore de monter »[20]. Les arbres sont le lien entre le ciel et la terre, et bien sûr le sous-sol, mais, davantage encore, dans le temps, entre la préhistoire, l’enfance et le futur. Ils sont le symbole de la vie de l’homme sur terre.

 

 

 

 

 

c) la mythologie : une autre Genèse

 

La poésie d’Ughetto fourmille d’allusions mythologiques qui donnent à cette poésie un caractère sibyllin[21]. Aucune figure du panthéon romain ne semble échapper à cette revue : Apollon, le Centaure, les naïades, Hermès, Eurydice, Vulcain, Proserpine, Icare, Daphné, Salomé. Largement inspiré des Métamorphoses d’Ovide, Ughetto comprend avec les mythes que la nature nous offre un livre, une écriture à déchiffrer. Les aventures mystérieuses des dieux et des hommes sont le reflet des préoccupations de ces derniers dans la compréhension du  monde. La nature devient la partie émergée des mystères ; les mythologies sont les contes destinés à nous faire comprendre le rôle de la nature et celui des hommes.

La plupart des figures mythologiques semblent cependant assez mal traitées par le poète. Ainsi dans le labyrinthe: « Amoureusement les couloirs/ sur eux-mêmes retournés/ conduisent aux glaciales aubes/ de l’ironie.// Le Minotaure ?/ Plus débonnaire qu’on n’eût pensé ». Le taureau devient une sorte de gros chat dormant.

Le cas de Proserpine est exemplaire. Voilà la déesse des Enfers réduite à être la femme du maître des lieux, par lui enlevée et violée. Mais c’est sur le viol que s’attarde le poème, avec des accents forts, pour cependant glorifier la femme que la mort prend si tôt. Mais « Plus tard chez le coiffeur circuleront des magazines/ détaillant son malheur, éditant des photos./ Déplorant le destin, on oubliera un peu/ l’Envie qui la suivait à chacun de ses pas. »[22] La position du poète est ambiguë qui ravale l’expérience à un sujet de magazine tout en en glorifiant l’acte. C’est tout le drame de la condition féminine que le poète souhaite ainsi montrer.

Icare de son côté est semblable à un aérolithe que le poète voit plutôt dans son aspect ascendant « combien de nos pensées/ qui n’osent, à ton exemple,/ aller vers leur soleil,/ n’ont pas l’audace/ d’affronter leur catastrophe,/ millions de bulles par quoi/ est-ce la vie future/ qui commence ? »[23] On sent toujours une ironie derrière les plus tendres sentiments. Ici on voit se transformer nos pensées en bulles de savon.

Pour finir ce petit excursif dans la mythologie d’Ughetto, citons ce poème dédié à l’« Amitié du Centaure »[24] : « Dans la minière du matin ouvre les yeux, natifs,/ et par les galeries aux rayonnants carrefours/ rejoins l’étoile/ de toi-même. » Sous l’apparence de s’adresser à un « adolescent », c’est à l’homme que le poète parle et à qui il donne des conseils. On approche ainsi la lecture que le poète fait de la mythologie. Comme une kabbale, comme un arcane, l’histoire des dieux nous enseigne sur les sentiments des hommes. On sera attentif que ce repliement sur soi est un véritable élan vers l’extérieur, puisqu’il s’agit de s’élancer vers les étoiles, vers le ciel, c’est-à-dire d’accéder à la plus grande ouverture, tout en retrouvant quelque chose de sa propre origine.

C’est ainsi que le poète tente de retrouver son propre passé, son enfance.

 

b) Une genèse personnelle : autobiographie

 

Retrouvant la Genèse à partir de la mythologie, le poète est alors tenté de construire, de reconstruire sa propre histoire, d’en déceler les secrets. « le monde nous fut révélé/ au revers de certaine pente ;/ des sentes y menaient, épreuves de broussailles,/ nocturnes de plein jour sous la peau des étés »[25]. Dans cette évocation rapide, on retrouve deux ou trois marques du style du poète : beaucoup de discrétion avec le mot « certaine », ce qui laisse les choses dans une sorte de distance, de secret ; ensuite l’accès à ce monde secret semble réservé à certains, puisqu’il y a un rite de passage « des épreuves de broussailles », enfin une révélation sous forme d’oxymore qui laisse le lecteur sans mot. Sans doute le monde de l’enfance est-il lié au secret de chacun et inaccessible maintenant à l’adulte qui le magnifie par le temps et la connaissance.

Il faut dire que cette naissance n’est peut-être pas tout à fait banale, puisque qu’André Ughetto est né au même endroit qu’un des plus grands poètes français, René Char. On peut dire que le poète des Feuillets d’Hypnos eut une influence, autant que le pays, sur son œuvre. Ainsi décrit-il les remous de la rivière la Sorgue : « au fil de tes rameaux mêmes ondulations/ couchant leur feu liquide,/ l’impossible émeraude s’étreint// à la poigne du froid »[26]. Il faut s’arrêter à cette surprenante image, l’eau considérée, comme du « feu liquide ». L’oxymore nous dit quelque chose par la violence mêlée d’effroi que ressent l’enfant devant cette rivière mythique, chantée depuis Pétrarque. Puis l’allitération en [r] fait vibrer la suite d’images : l’eau comme de l’ « émeraude » ; puis le verbe « s’étreint » qui nous fait penser à une main que suggère aussi « la poigne ». On voit ainsi la rivière échapper aux mains de l’enfant qui s’en écarte par peur du froid. La poésie de René Char n’est-elle pas jugée parfois trop lointaine ? Le temps béni de l’enfance est alors vu comme un échec, une peur.

Le temps se ralentit, il est dominé par le « lent sourire abritant nos enfances »[27] indiquant par là que cette époque est un pays étrange qui fut nôtre, mais qui n’est pas à nous vraiment ; ce sourire difficile, est celui de l’enfant naïf et un peu inquiet vis-à-vis de l’avenir qu’il ne connaît pas encore. Et pourtant ce dernier vers sonne comme un aveu du poète lui-même devant cette période de l’enfance que l’adulte a trop tôt ou trop vite oubliée. Elle demeure un secret, un mystère inaccessible et à conquérir, par les voies de la poésie. Et c’est elle alors qu’il faudra interroger.

 

 


 

 

III

 

 Interrogation de soi 

 

 

Devant l’inexplication du monde et devant ses secrets, l’homme est d’abord muet ; il est saisi d’effroi. Mais peu à peu il se reprend pour balbutier quelques mots qui ont trait à sa stupeur.

L’homme en effet est bien impuissant à révéler son passé, son origine, sa naissance ; tout baigne dans l’incertain, le néant. Ainsi l’homme ressent-il comme difficile cette partie de lui-même, mais aussi douloureuse, cette absence de l’essentiel. Comment, dans ces conditions, se verrait-il autrement ? Comment ne pas voir qu’en soi, règne aussi le chaos et l’informe ? « ce paysage inconnu/ qui est toi »[28]. 

 

a)     L’interrogation

 

L’enfant n’est qu’à moitié silencieux : « Ce volcan  noir au cœur de l’île Ego/  Tu le croyais éteint,/ Etreint par un silence mat/ tu l’avais cru soumis/ à l’ordre des sommets maçonnés par la neige/ -contrées où le vent seul reste spéculatif,/ où la sagesse boit le calme gourd des rocs. »[29] L’adulte se retrouve un peu désemparé devant cette voix des temps anciens qui réclame on ne sait quoi venu de ces pays improbables où règne le froid des montagnes.

Cependant un malentendu s’est dressé devant lui, à partir du langage : « Les mots ne sont pas du tout privés de sens : les combattants fardés, les fanions sur les cartes sont adressés à une enfance tue. […] l’étrange fausseté qui nous habite nous évide. Phrase aux jarrets coupés »[30]. Rêvons un peu sur ce « qui nous habite nous évide », rendu remarquable grâce à cette quasi-paronomase «habite/ évide », proche aussi de l’oxymore qui suggère que notre plein creuse en nous un vide ; l’enfance n’a pas été celle que l’adulte veut reconstruire, la phrase pour le dire s’arrête dans son élan. Le poète court et semble foudroyé dans sa course.

Mais le poète demeure le « Témoin à tout instant d’une Parole/ qui en infinité manifestée s’exerce/ A traduire ici-bas l’Infini Origine »[31]. Notons bien que le poète reste à l’extérieur et que cette parole, même si elle vient du plus profond des temps anciens, est inaccessible. Elle s’arroge une majuscule pour s’inscrire dans la distance. En outre, le poète n’est qu’un traducteur de cette langue venue des dieux, de cette langue de l’inconnu, de l’origine. Traduction difficile, quand il s’agit de rendre visible le secret, de dire l’indicible.

C’est pourquoi Ughetto représente curieusement le poète comme un garde malade : « Ambulancier du sens de la vie, quel secours trouves-tu dans la ville ? Où l’on est comme le fugitif de soi-même.// Le temps ne fait pas grâce, mais sans exception il t’égalise comme chacun à l’humanité tout entière. C’est là sa justice où tu trouves ta joie »[32]. Aux questions qu’il pose, notamment à propos du temps, le poète répond, pour percer le secret du monde, par l’égalité, la communauté de destin.

Mais tous les hommes ne savent pas conter le monde, le refaire avec les mots qui nous sauvent, qui nous hèlent, qui nous élèvent et nous permettent de respirer : « quand l’homme balbutie, l’œuvre parle à sa place »[33]. Écoutons-la!

 

b)Usage de la parole

 

Car, en dépit de cette communauté humaine, il s’agit de s’affranchir des données aléatoires que sont le temps et l’espace pour accéder au domaine de l’Origine : « Voler du temps/ et déposer sa  plainte »[34]. La poésie est bien obligée de se faire humble. Surtout, elle se bat, elle est l’arme de l’homme contre le temps. Comme Prométhée qui vole son feu aux dieux, le poète vole le temps, acte délictueux, attentatoire aux dieux, voire déicide et pourtant nécessaire pour s’affirmer, pour se tenir debout. Alors certains Dieux s’affrontent aux hommes qui veulent leur voler leur puissance et leur pouvoir: « Certain jour Apollon furieux/ Ecorcha Marsyas le satyre/ qui se flattait de jouer mieux/ Du pipeau que le dieu de la lyre »[35]. Apollon furieux n’est-il pas le symbole de la jalousie des dieux, jaloux de leur savoir et de leur feu ?

Quelle force alors ne faut-il pas à l’homme pour accéder à cette volonté puis à cet acte ! Et pourtant qu’en fait-il ? Veut-il prendre la place des dieux ? Songe-t-il à fonder un nouveau monde ? Veut-il faire connaître le secret qu’il a entrevu ? Non, tout simplement, il veut faire entendre une plainte. Le secret serait-il donc si simple, si limpide, qu’il n’y aurait même pas à le définir ?

Mais le plus important c’est de trouver à qui parler, de se retrouver dans la communauté: « parler, s’interpeller, être en soi et rire/ tels sont les verbes du commencement »[36]. Alors on retrouve l’idée de la Genèse. La parole est utile pour sortir de soi et aller vers l’autre.  Et c’est l’autre qui devient alors la planche de salut de l’homme. Il ne s’agit plus de déploration; l’important, réside dans la communauté d’amis, d’écarter de soi la solitude, de retrouver le rire. On appelle ce secret de la communauté des hommes, la fraternité.

La  « parole » devient une « flèche vertébrale »[37]. Non seulement elle se dirige vers le haut, vers le ciel à qui il faut demander des comptes, non seulement elle est rapide dans sa formulation et atteint toujours son but ; mais en plus, elle est directement chevillée au corps, elle lui appartient corps et âme, elle est la charpente de l’humain.

Dirigée vers le haut, certes, c’est le plus souvent le cas. Mais, ici, la parole peut voyager vers le bas ; elle mime la naissance de l’homme descendu du cosmos et du chaos : « l’œuvre se tient debout comme une chute »[38]. L’oxymore rend compte ici de la double postulation de l’homme : d’un côté il vient de nulle part, de l’autre il élève son chant à la face des étoiles. Le poème répond au ciel de l’origine.

Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle parole issue des vapeurs de la nuit ou de l’égrégore d’un groupe. Hors la plainte qui fait refus au temps qui passe, « le dire est vain si le chant ne l’apporte »[39]. Il faut chanter, c’est le devoir et le rôle de la poésie. La parole, chacun l’a. Mais le chant appartient au poète.

 

 

c) Un chant élaboré au secret de la technique

 

Mais qu’est-ce que le chant ? En poésie, certains sont brefs comme des silex, d’autres longs comme des couteaux. Chez Ughetto, le chant se veut riche, plein, nourri de sève savante aussi bien qu’inventive et peut-être secrète. C’est un art poétique parfaitement consommé. Nous y avons déjà fait allusion : rimes, alexandrins, allitérations, oxymores. Mais regardons cela de plus près.

Les vers sont ainsi constamment tissés dans leur trame par des réseaux sonores qui les relient entre eux et viennent soutenir le sens: « Inlassable éolisé/ Lissé, parfois d’un continent vers un autre/ porté, quand la tempête secoue ses tapis/ abrasif abrasé, conséquence/ et cause, érosif érodé/ fin pour commencement/ de sable et notre élémentaire devenir »[40]. Ainsi la Sibylle de Cumes nous parle-t-elle en un langage abscons mais qui afficherait son secret sans le dévoiler. Le poète rend admirablement cette double postulation.

Davantage encore, le mètre est la figure de proue de la prosodie et André Ughetto s’emploie à faire valoir ces beaux vers que nous apprécions encore quand ils sont bien frappés et qui ne sont pas sans faire penser parfois à Racine : « un calcaire végétal rassure les collines »[41] ou à Mallarmé : « Tels qu’en leurs paysages se divisent les hommes »[42].

Une fois n’est pas coutume, il faut largement insister sur l’image. Sans doute peut-on penser qu’il eut pour maître en l’affaire René Char, car on sent dans ce trope, le goût pour l’alliance des contraires ou le mélange subtil du concret et de l’abstrait. Écoutons cet exemple :  LIRE 116 en entier « Royales îles/ Qui cinglez vers l’effacement/ sous l’abrasion des aigles de midi,/ à quel galop jappent les chiens d’écume ?/ L’Hypothèse guerroie, aux légères risées ;/ un Fiat inattendu sur l’aileron des bruines/ épouse et renverse la voilure de nos questions,/ défait les ondoyants chenaux où s’insinuent nos vœux »[43]. Nous n’insisterons pas. Nous entendons bien ici un chant, et des plus beaux qui soient. L’analyse universitaire se veut trop souvent savante, laissons-la de côté pour simplement revenir à l’émotion de la première lecture en reprenant ces formidables images venues du secret du cœur : « un Fiat inattendu sur l’aileron des bruines/ épouse et renverse la voilure de nos questions,/ défait les ondoyants chenaux où s’insinuent nos vœux ».

C’est assez dire, je pense, de la richesse infinie de cet art poétique qui donne au chant toute sa valeur de charme dans le sens où l’entendait Valéry.

 

 

 

 


 

 

Conclusion

 

 

« La poésie, ce n’était pas un jeu, fût-il sacré,/ mais un empêchement de toute la personne,/ mais des périls courus aux méandres du sens,/ En risquant de s’y perdre.»[44] On a là, à propos de Christian Gabriel Guez Riccord, une définition de la poésie qu’André Ughetto prend par le chemin le plus difficile. Elle est un « empêchement ». Qu’est-ce à dire ? Contre quoi la poésie lutterait-elle ? Qu’empêcherait-elle de faire ? On peut peut-être simplement dire que l’art s’acharne contre le corps, non pas dans la conception aristotélicienne de la séparation, mais étant compris dans le même élan. La parole est tellement nécessaire que toute autre action devient inutile. Davantage, la parle poétique doit se battre contre la vie de tous les jours, contre l’anodin et le vulgaire pour pouvoir accéder au sens le plus précis et peut-être le plus pur, mais aussi le plus secret.

André Ughetto est un poète méditerranéen. Il sait rendre le secret palpable : au-delà du secret des arcanes, il reste fidèle à cette poésie partagée par tous. On entend derrière son verbe le soleil implacable de midi repris par Valéry et par René Char, peut-être aussi Albert Camus[45], mais aussi par Jaccottet. Mallarmé, autre père spirituel est aussi fortement inspiré par les paysages du sud et par les dieux antiques. Enfin, la fréquentation des poètes italiens tire le poète vers la mère de toutes les mers. Tous ces facteurs entrent en jeu pour donner à cette œuvre une forte disposition au secret, à l’ésotérisme, voire à l’hermétisme. Mais je crois avoir montré que cette posture n’est nullement éloignée ou isolée dans sa tour de cristal, et qu’au contraire elle se veut profondément humaine et fraternelle.

 

 

 

 



[1] André Ughetto, Rues de la Forêt belle, Le Taillis Pré, 2004, p. 41.

[2] Ibid., p. 41.

[3] Ibid., p. 45.

[4] Ibid., p. 49.

[5] Ibid. p. 53.

[6] Ibid., p. 53.

[7] Ibid., p. 63.

[8] Ibid., p. 72.

[9] Ibid., p. 85.

[10] Ibid., p. 104-105.

[11] Ibid., p. 235

[12] Ibid., p. 234

[13] Ibid., p. 96.

[14] Ibid., p. 110.

[15] Ibid., p. 238.

[16] Ibid., p. 91.

[17] Ibid., p. 90.

[18] Ibid., p. 18.

[19] Ibid., p. 37.

[20] Ibid., p. 24.

[21] Evrard Delbey, « Le même et l’autre. Des mythes ovidiens chez André Ughetto ».

[22] Ibid., p. 134.

[23] Ibid., p. 135.

[24] Ibid., p. 40.

[25] Ibid., p. 38.

[26] Ibid., p. 37.

[27] Ibid., p. 126.

[28] Ibid., p. 129.

[29] Ibid., p. 158.

[30] Ibid., p. 76.

[31] Ibid., p. 103.

[32] Ibid., p. 74.

[33] Ibid., p. 47.

[34] Ibid., p. 130.

[35] Ibid., p. 30.

[36] Ibid., p. 84.

[37] Ibid., p. 41.

[38] Ibid., p. 46.

[39] Ibid., p. 55.

[40] Ibid, p. 216.

[41] Ibid, p. 61

[42] Ibid, p. 205

[43] Ibid, p. 116

[44] Ibid., p. 123.

[45] André Ughetto vient de consacrer quelques lignes à l’évocation d’Albert Camus, « Albert Camus, nouvelle présence »,  in Autre sud, mars 2009, n° 44, pp. 7 à 9.