samedi 28 mars 2009

André Ughetto

Présentation d’André Ughetto

 au François-Coppée 

1 boulevard du Montparnasse

Paris, VII

dans la cadre du Mercredi du poète

le 25 mars 2009

 

 

L’œuvre au secret

 

André Ughetto est connu pour ses traductions de l’italien notamment de Pétrarque : c’est un homme humble et diligent, toujours prêt à faire connaître la poésie des autres.

 Mais il s’intéresse aussi à la poésie française, par l’intermédiaire, notamment, de la revue Autre sud ; il donne alors la parole à des auteurs connus ou moins. Encore là c’est un humaniste, s’effaçant devant le talent des autres.

Mais sait-on bien qui il est ? Quel poète discret, secret renferme-t-il au plus profond de lui ?

Notre propos, une fois n’est pas coutume, ne se bornera à lire qu’un seul recueil. Mais c’est un volume exceptionnel, il représente une somme. Il s’agit d’une anthologie. Mais d’une anthologie un peu curieuse puisque les poèmes rassemblés ne proviennent que d’un seul recueil antérieur et qu’ils rassemblent beaucoup de poèmes inédits. Et que cette réunion se fait sous les auspices d’arcanes on ne peut plus sibyllins dont le titre nous interroge: Rues de la forêt belle.

Ce livre dresse en effet un parallèle entre la poésie et la Kabbale. Riche confrontation, à partir de laquelle Ughetto perpétue une tradition ancienne qui passe par Nerval. Il s’agit, par là, de refaire le monde, ou, pour le moins de le comprendre.

Comprendre aussi sa propre genèse. C’est pourquoi nous tenterons une investigation dans l’enfance, qui est aussi celle de l’homme. Et d’où vient son chant.

Nous verrons alors un peu en détail un art poétique digne des plus grands qui nous charme littéralement.

Cela nous donne un livre quasi unique, dans les deux sens du terme. Unique parce qu’il rassemble presque toute l’œuvre de ce poète et plus de cinquante ans d’écriture ; mais unique aussi par son caractère secret ; unique enfin par ses qualités intrinsèques faites de grande sensibilité et de bonheur d’expression.

 


 

 

II

Construction du monde

 

Comme tout poète André Ughetto construit sa poésie sur un monde qu’il se crée lui-même. Opérant tel un démiurge, le poète éprouve les fondations d’un monde personnel. Mais combien le travail est plus aisé quand on accommode le sien à l’œuvre des Anciens ! C’est ainsi qu’on peut trouver une aide dans les cultures secrètes, telle la kabbale. Nous allons suivre cette démarche, contant pour chacune des huit séphirot les mondes bâtis par le poète.

 

a) Les huit séphirot

 

Dans cette démarche nous retrouvons la Genèse qui s’organise en huit jours comme nous la connaissons d’après la bible.

Très curieusement, ce monde n’est pas fondé à partir du soleil mais à partir de l’astre de la nuit. Le poète imagine la naissance de l’homme sortant des « fonds amniotiques »[1]. La vie de l’homme sur terre et celle de sa naissance hors du corps de la femme ont de grandes similitudes. Et c’est, du reste, avec une métaphore maritime que le poète annonce les matins du monde sur la mer : « A l’espère de leurs cœurs forgerons/ s’offre l’aurore aux dardantes épées:/ le bandeau de leur âme aujourd’hui est levé »[2]. Ce qui se veut être un hymne à la naissance sonne avec l’alexandrin martial comme un chant guerrier où l’acier vient porter le feu et le sang dans les astres. L’homme se pousse à la verticale et lutte contre le ciel et contre les étoiles. On assiste à une véritable initiation. Au monde et dans le monde.

Les dimensions éthiques ou esthétiques révèlent alors l’être au second jour. Parmi ces tres des personnalités exceptionnelles apparaissent. Ainsi René Char dont « Le soleil déjanté percute l’horizon/ A l’extrême du chant »[3]. La mort à l’Isle-sur-la-Sorgue provoque un bouleversement tellurique où les repères s’effacent et risquent la poésie elle-même. Mais d’autres noms viennent la sauver, Dante, Pétrarque ou Léon-Gabriel Gros, qui permettent à l’enfant de voir s’avancer l’aube « un fin couteau /ouvrant la liberté journalière à sa page »[4]. L’homme naissant ouvre les recueils de poésie et s’en repaît pour son avenir.

Le troisième moment est un hymne à l’amour : « Un pont te mène sur mon île à l’endroit précis/ où le soleil de mars perd ses graines bienheureuses/ en un soir d’agrumes coupés »[5]. André Ughetto chante la femme avec une remarquable délicatesse. À lire 53 L’horizon  se refait avec la femme:  « Tu t’étoiles, amoureuse./ Le vent est le sophiste capable de te perdre,/ capable de prouver le nord et le sud/ en brillant sur tes cheveux. »  De l’amour mais aussi de l’amitié, notamment celle qui le lie, jusque dans la tombe, à Christian Guez : « Mais qui entre chez lui reçoit l’offrande illimitée de sa parole »[6].

Alors, l’homme peut contempler la beauté dans le monde. L’estuaire de la Somme à Saint Valéry, par exemple ou les sources de la Buèges : « Lente invoquée des souterrains séjours/ cristallin bleuissant/ qui s’ouvre à l’Evidence/ et capte le Mystère »[7]. On y voit la portée philosophique de cette démarche qui tient en elle-même l’obscur pour le porter à la lumière.

Des mystères dans le monde cependant persistent : la mort et le désir. À lire 71 « Je vous assigne/ au sentiment que j’ai de l’étoile. » dit-il à Ariane. La force de l’homme est grande. Il se rebelle contre les dieux et les déesses qui comparaissent au tribunal des astres.  Mais la mort s’avance : « nous vivons lentement notre partance./ À quel port on atteint, quelles visions/ s’y gagnent ? »[8] C’est le dernier secret que le mourant emporte avec lui, celui de ses interrogations.

En septième et dernier moment vient l’amour de la vie et de ce qu’elle nous offre. Le poète dresse une liste des petits plaisirs de la vie quotidienne : « L’entropie d’un immense brouhaha/ Le dédain du langage commun/ La recherche de la simplicité la plus exquise/ Le silence lacté qui s’émerveille à la proue d’une rencontre/ La vie discrète au parler incertain, la/ Silhouette d’une biche fugace en un vert pré »[9]. On y voit des contradictions propres aux poètes: d’un côté « l’entropie du brouhaha », de l’autre « le dédain du langage commun ». Ces oppositions font partie de la vie et des hommes qui sont nos frères. Le poète ici chante en parfait humaniste. Mais en humaniste pour qui compte le secret de la vie.

 

b) L’ésotérisme Poésie du secret

 

C’est peu de dire que le poète est attiré par l’ésotérisme : « Le sang de la lumière très loin rougie/ oint et love au sein d’un verbe fleuve maternel/ quelques-uns peut-être ayant le mot de passe/ aux grilles ouvragées du parc »[10]. On peut alors imaginer quelque société secrète dont l’accès ne serait possible que pour certains initiés. Avec des rites curieux et bizarres qui étonneraient plus qu’ils ne combleraient le manque de savoir. La poésie n’est-elle pas aussi réservée à certains? N’a-t-elle son langage codé et ses affidés ?

Au-delà des secrets de la poésie, le poète importe dans son recueil la poésie du secret avec les mots de la kaballe (du reste n’intitule-t-il pas son recueil « une petite kabbale de poèmes ?): « Il y a de la poésie dans la dénomination des séphirot »[11] avoue-t-il : Ketter, Hocmah, Binah, Chessed, Gerburah, Tipheret, Netzach, Hod, Yesod, Klipoth, Melkuth. Et de s’en expliquer : « Il est fascinant de penser que pour le kabbaliste l’arbre des séphirot est une façon de se représenter l’être humain lui-même comme esprit descendu dans, ou progressivement revêtu de sa chair […] Réfléchir sur l’arbre permet donc également de s’interroger sur l’humanité, et sur soi-même en celle-ci, en identifiant pour en comprendre les vibrantes fonctions et jouer sur leurs harmoniques les « niveaux » de notre esprit corporel ou de notre corps-esprit »[12]. L’arbre, chez Ughetto, est un thème constant et hautement philosophique.

Parvenu au terme des sept forces qui président à la naissance du monde et de l’homme, celui-ci peut enfin contempler le ciel et lui apporter une signification : « D’un acier acéré la saillante Minerve/ stimule ton désir des beautés difficiles ;/ au sommet de ton ciel/ la femme a la maîtrise/ de l’idée du bonheur que tu rechercheras. »[13] Par l’allitération en [s], le poète met un accent sur les pouvoirs de la déesse romaine de la sagesse ; une sagesse pourtant bien guerrière. C’est l’image de la femme, « beauté difficile », qui est au sommet de la quête que la conjugaison au futur permet de toujours espérer et de comprendre.

Devant les Mystères du monde, André Ughetto nous donne une réponse poétique. Grâce à elle, l’homme n’est pas démuni, il porte en lui les ressources pour accéder à ces Mystères ; mais ce sera au prix d’un grand courage et de multiples efforts. L’ésotérisme représente un monde secret qu’il faut aborder avec courage et persévérance en vue d’une meilleure compréhension du monde. La poésie s’en nourrit.

Le secret protége un savoir qu’on ne veut pas transmettre à tous. Pourquoi ? « Dieu veille sur les neuf portes »[14] dans la cathédrale de Chartres. Les neuf portes de Thèbes étaient les entrées des neuf tribus de la cité qui se révoltèrent ensuite contre elle. Cette référence aux légendes et aux croyances démoniaques, entre dans la nomenclature des arcanes des Tarots ou ceux de la Kabbale. L’absence d’explication rejette le profane dans les ombres de l’inconnaissance. De cette manière, par son silence, le poète participe à la construction du secret.

Au final, l’ésotérisme est à la poésie ce que le symbole est à la réalité : nous sommes dans la plus grande polysémie. Il n’y a pas d’aboutissement dans cette investigation : « cet arbre ne fait en réalité que commencer à rêver de poésie. Si sa croissance est possible, il portera plus tard de nouveaux fruits »[15]. Voilà comment son auteur justifie la nouvelle lecture qu’il donne de ses propres poèmes. C’est un bel exemple de variété, de richesse et d’assurance pour l’avenir. En même temps qu’une révision salutaire de la pérennité en poésie avec son lot d’humilité et d’orgueil.

L’ésotérisme aide à bâtir le monde ; et c’est la poésie qui en est le maître d’œuvre.

 

 

 


 

II

Une Genèse personnelle

 

Tout le monde poétique d’André Ughetto établit ses fondations par l’idée de Genèse. C’est qu’en lui sont enfermées les clés de l’univers, les secrets de notre vie et de notre naissance. L’enfance est devenue un jardin secret à l’adulte lui-même et qui fait l’objet de toutes les recherches dans une perspective existentielle.

 

a) La Genèse du monde 

 

Tout naturellement le poète fait débuter sa Genèse par l’astronomie. Passant par-dessus toutes les évolutions des formes variables de la vie, le poète fait descendre l’homme des étoiles : « espèce humaine, quel fracas/ d’astéroïde »[16]. L’homme vient « Du fond du temps »[17]. On rejoint ainsi le mythe romantique de l’homme déchu du ciel, tel un ange. Dans la mythologie, c’était Prométhée qui avait volé le feu.  Les autorités n’acceptent pas qu’on leur vole leurs secrets.

Sans s’encombrer des sept jours de la Création, et sautant par-dessus des millénaires d’amibes et de cellules, le monde, chez Ughetto, débute par la forêt. Après les étoiles, c’est le lieu inconnu par excellence, le lieu de l’obscurité, de la vie grouillante, mais aussi de la verticale, de l’attirance vers le ciel. Mais c’est en quelque sorte « Une Genèse » qui commence par la fin : « Forêts, vous finissez/ à l’intérieur des villes »[18]. En joignant ainsi la grande ville à la primitivité sylvestre, le poète nous fait comprendre que la préhistoire est à nos côtés, souvent à notre insu. Il y a toujours une certaine primitivité à l’intérieur de ce qu’on considère comme le plus moderne. La vie est un perpétuel oxymore. Aussi bien est-ce la préhistoire de l’homme qui poursuit là son évolution.

On retrouve dans cet extrait le choc curieux de la ville et des arbres, rappel du titre de l’ouvrage Rues de la forêt belle. Il n’y a pas opposition entre les deux éléments. On dirait, au contraire, que la ville tire profit de la présence végétale. C’est qu’avec les arbres, elle rejoint le profond sentiment tellurique, et par là, l’origine. Les arbres sont une métaphore, une allégorie commune pour l’homme. Le poète imagine même qu’il a un « sang vert »[19]. Les hommes sont transformés en végétaux, et, dans ce mouvement, ramenés à la terre mère et nourricière, à l’ensemble de la nature dont ils font partie intégrante : ils en deviennent, eux aussi, le poumon. À ce titre, l’homme-arbre devient le porte-parole, l’haleine, le souffle de la nature, de tout ce qui vit sur terre. Lire 24 : « Civilisés les arbres restent tutélaires:/ orgueilleuse la rue ennoblie sous leur dais !/ Nos étages dépassent leurs cimes/ mais c’est bien à leur fourche extatiques/ que nous rêvons encore de monter »[20]. Les arbres sont le lien entre le ciel et la terre, et bien sûr le sous-sol, mais, davantage encore, dans le temps, entre la préhistoire, l’enfance et le futur. Ils sont le symbole de la vie de l’homme sur terre.

 

 

 

 

 

c) la mythologie : une autre Genèse

 

La poésie d’Ughetto fourmille d’allusions mythologiques qui donnent à cette poésie un caractère sibyllin[21]. Aucune figure du panthéon romain ne semble échapper à cette revue : Apollon, le Centaure, les naïades, Hermès, Eurydice, Vulcain, Proserpine, Icare, Daphné, Salomé. Largement inspiré des Métamorphoses d’Ovide, Ughetto comprend avec les mythes que la nature nous offre un livre, une écriture à déchiffrer. Les aventures mystérieuses des dieux et des hommes sont le reflet des préoccupations de ces derniers dans la compréhension du  monde. La nature devient la partie émergée des mystères ; les mythologies sont les contes destinés à nous faire comprendre le rôle de la nature et celui des hommes.

La plupart des figures mythologiques semblent cependant assez mal traitées par le poète. Ainsi dans le labyrinthe: « Amoureusement les couloirs/ sur eux-mêmes retournés/ conduisent aux glaciales aubes/ de l’ironie.// Le Minotaure ?/ Plus débonnaire qu’on n’eût pensé ». Le taureau devient une sorte de gros chat dormant.

Le cas de Proserpine est exemplaire. Voilà la déesse des Enfers réduite à être la femme du maître des lieux, par lui enlevée et violée. Mais c’est sur le viol que s’attarde le poème, avec des accents forts, pour cependant glorifier la femme que la mort prend si tôt. Mais « Plus tard chez le coiffeur circuleront des magazines/ détaillant son malheur, éditant des photos./ Déplorant le destin, on oubliera un peu/ l’Envie qui la suivait à chacun de ses pas. »[22] La position du poète est ambiguë qui ravale l’expérience à un sujet de magazine tout en en glorifiant l’acte. C’est tout le drame de la condition féminine que le poète souhaite ainsi montrer.

Icare de son côté est semblable à un aérolithe que le poète voit plutôt dans son aspect ascendant « combien de nos pensées/ qui n’osent, à ton exemple,/ aller vers leur soleil,/ n’ont pas l’audace/ d’affronter leur catastrophe,/ millions de bulles par quoi/ est-ce la vie future/ qui commence ? »[23] On sent toujours une ironie derrière les plus tendres sentiments. Ici on voit se transformer nos pensées en bulles de savon.

Pour finir ce petit excursif dans la mythologie d’Ughetto, citons ce poème dédié à l’« Amitié du Centaure »[24] : « Dans la minière du matin ouvre les yeux, natifs,/ et par les galeries aux rayonnants carrefours/ rejoins l’étoile/ de toi-même. » Sous l’apparence de s’adresser à un « adolescent », c’est à l’homme que le poète parle et à qui il donne des conseils. On approche ainsi la lecture que le poète fait de la mythologie. Comme une kabbale, comme un arcane, l’histoire des dieux nous enseigne sur les sentiments des hommes. On sera attentif que ce repliement sur soi est un véritable élan vers l’extérieur, puisqu’il s’agit de s’élancer vers les étoiles, vers le ciel, c’est-à-dire d’accéder à la plus grande ouverture, tout en retrouvant quelque chose de sa propre origine.

C’est ainsi que le poète tente de retrouver son propre passé, son enfance.

 

b) Une genèse personnelle : autobiographie

 

Retrouvant la Genèse à partir de la mythologie, le poète est alors tenté de construire, de reconstruire sa propre histoire, d’en déceler les secrets. « le monde nous fut révélé/ au revers de certaine pente ;/ des sentes y menaient, épreuves de broussailles,/ nocturnes de plein jour sous la peau des étés »[25]. Dans cette évocation rapide, on retrouve deux ou trois marques du style du poète : beaucoup de discrétion avec le mot « certaine », ce qui laisse les choses dans une sorte de distance, de secret ; ensuite l’accès à ce monde secret semble réservé à certains, puisqu’il y a un rite de passage « des épreuves de broussailles », enfin une révélation sous forme d’oxymore qui laisse le lecteur sans mot. Sans doute le monde de l’enfance est-il lié au secret de chacun et inaccessible maintenant à l’adulte qui le magnifie par le temps et la connaissance.

Il faut dire que cette naissance n’est peut-être pas tout à fait banale, puisque qu’André Ughetto est né au même endroit qu’un des plus grands poètes français, René Char. On peut dire que le poète des Feuillets d’Hypnos eut une influence, autant que le pays, sur son œuvre. Ainsi décrit-il les remous de la rivière la Sorgue : « au fil de tes rameaux mêmes ondulations/ couchant leur feu liquide,/ l’impossible émeraude s’étreint// à la poigne du froid »[26]. Il faut s’arrêter à cette surprenante image, l’eau considérée, comme du « feu liquide ». L’oxymore nous dit quelque chose par la violence mêlée d’effroi que ressent l’enfant devant cette rivière mythique, chantée depuis Pétrarque. Puis l’allitération en [r] fait vibrer la suite d’images : l’eau comme de l’ « émeraude » ; puis le verbe « s’étreint » qui nous fait penser à une main que suggère aussi « la poigne ». On voit ainsi la rivière échapper aux mains de l’enfant qui s’en écarte par peur du froid. La poésie de René Char n’est-elle pas jugée parfois trop lointaine ? Le temps béni de l’enfance est alors vu comme un échec, une peur.

Le temps se ralentit, il est dominé par le « lent sourire abritant nos enfances »[27] indiquant par là que cette époque est un pays étrange qui fut nôtre, mais qui n’est pas à nous vraiment ; ce sourire difficile, est celui de l’enfant naïf et un peu inquiet vis-à-vis de l’avenir qu’il ne connaît pas encore. Et pourtant ce dernier vers sonne comme un aveu du poète lui-même devant cette période de l’enfance que l’adulte a trop tôt ou trop vite oubliée. Elle demeure un secret, un mystère inaccessible et à conquérir, par les voies de la poésie. Et c’est elle alors qu’il faudra interroger.

 

 


 

 

III

 

 Interrogation de soi 

 

 

Devant l’inexplication du monde et devant ses secrets, l’homme est d’abord muet ; il est saisi d’effroi. Mais peu à peu il se reprend pour balbutier quelques mots qui ont trait à sa stupeur.

L’homme en effet est bien impuissant à révéler son passé, son origine, sa naissance ; tout baigne dans l’incertain, le néant. Ainsi l’homme ressent-il comme difficile cette partie de lui-même, mais aussi douloureuse, cette absence de l’essentiel. Comment, dans ces conditions, se verrait-il autrement ? Comment ne pas voir qu’en soi, règne aussi le chaos et l’informe ? « ce paysage inconnu/ qui est toi »[28]. 

 

a)     L’interrogation

 

L’enfant n’est qu’à moitié silencieux : « Ce volcan  noir au cœur de l’île Ego/  Tu le croyais éteint,/ Etreint par un silence mat/ tu l’avais cru soumis/ à l’ordre des sommets maçonnés par la neige/ -contrées où le vent seul reste spéculatif,/ où la sagesse boit le calme gourd des rocs. »[29] L’adulte se retrouve un peu désemparé devant cette voix des temps anciens qui réclame on ne sait quoi venu de ces pays improbables où règne le froid des montagnes.

Cependant un malentendu s’est dressé devant lui, à partir du langage : « Les mots ne sont pas du tout privés de sens : les combattants fardés, les fanions sur les cartes sont adressés à une enfance tue. […] l’étrange fausseté qui nous habite nous évide. Phrase aux jarrets coupés »[30]. Rêvons un peu sur ce « qui nous habite nous évide », rendu remarquable grâce à cette quasi-paronomase «habite/ évide », proche aussi de l’oxymore qui suggère que notre plein creuse en nous un vide ; l’enfance n’a pas été celle que l’adulte veut reconstruire, la phrase pour le dire s’arrête dans son élan. Le poète court et semble foudroyé dans sa course.

Mais le poète demeure le « Témoin à tout instant d’une Parole/ qui en infinité manifestée s’exerce/ A traduire ici-bas l’Infini Origine »[31]. Notons bien que le poète reste à l’extérieur et que cette parole, même si elle vient du plus profond des temps anciens, est inaccessible. Elle s’arroge une majuscule pour s’inscrire dans la distance. En outre, le poète n’est qu’un traducteur de cette langue venue des dieux, de cette langue de l’inconnu, de l’origine. Traduction difficile, quand il s’agit de rendre visible le secret, de dire l’indicible.

C’est pourquoi Ughetto représente curieusement le poète comme un garde malade : « Ambulancier du sens de la vie, quel secours trouves-tu dans la ville ? Où l’on est comme le fugitif de soi-même.// Le temps ne fait pas grâce, mais sans exception il t’égalise comme chacun à l’humanité tout entière. C’est là sa justice où tu trouves ta joie »[32]. Aux questions qu’il pose, notamment à propos du temps, le poète répond, pour percer le secret du monde, par l’égalité, la communauté de destin.

Mais tous les hommes ne savent pas conter le monde, le refaire avec les mots qui nous sauvent, qui nous hèlent, qui nous élèvent et nous permettent de respirer : « quand l’homme balbutie, l’œuvre parle à sa place »[33]. Écoutons-la!

 

b)Usage de la parole

 

Car, en dépit de cette communauté humaine, il s’agit de s’affranchir des données aléatoires que sont le temps et l’espace pour accéder au domaine de l’Origine : « Voler du temps/ et déposer sa  plainte »[34]. La poésie est bien obligée de se faire humble. Surtout, elle se bat, elle est l’arme de l’homme contre le temps. Comme Prométhée qui vole son feu aux dieux, le poète vole le temps, acte délictueux, attentatoire aux dieux, voire déicide et pourtant nécessaire pour s’affirmer, pour se tenir debout. Alors certains Dieux s’affrontent aux hommes qui veulent leur voler leur puissance et leur pouvoir: « Certain jour Apollon furieux/ Ecorcha Marsyas le satyre/ qui se flattait de jouer mieux/ Du pipeau que le dieu de la lyre »[35]. Apollon furieux n’est-il pas le symbole de la jalousie des dieux, jaloux de leur savoir et de leur feu ?

Quelle force alors ne faut-il pas à l’homme pour accéder à cette volonté puis à cet acte ! Et pourtant qu’en fait-il ? Veut-il prendre la place des dieux ? Songe-t-il à fonder un nouveau monde ? Veut-il faire connaître le secret qu’il a entrevu ? Non, tout simplement, il veut faire entendre une plainte. Le secret serait-il donc si simple, si limpide, qu’il n’y aurait même pas à le définir ?

Mais le plus important c’est de trouver à qui parler, de se retrouver dans la communauté: « parler, s’interpeller, être en soi et rire/ tels sont les verbes du commencement »[36]. Alors on retrouve l’idée de la Genèse. La parole est utile pour sortir de soi et aller vers l’autre.  Et c’est l’autre qui devient alors la planche de salut de l’homme. Il ne s’agit plus de déploration; l’important, réside dans la communauté d’amis, d’écarter de soi la solitude, de retrouver le rire. On appelle ce secret de la communauté des hommes, la fraternité.

La  « parole » devient une « flèche vertébrale »[37]. Non seulement elle se dirige vers le haut, vers le ciel à qui il faut demander des comptes, non seulement elle est rapide dans sa formulation et atteint toujours son but ; mais en plus, elle est directement chevillée au corps, elle lui appartient corps et âme, elle est la charpente de l’humain.

Dirigée vers le haut, certes, c’est le plus souvent le cas. Mais, ici, la parole peut voyager vers le bas ; elle mime la naissance de l’homme descendu du cosmos et du chaos : « l’œuvre se tient debout comme une chute »[38]. L’oxymore rend compte ici de la double postulation de l’homme : d’un côté il vient de nulle part, de l’autre il élève son chant à la face des étoiles. Le poème répond au ciel de l’origine.

Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle parole issue des vapeurs de la nuit ou de l’égrégore d’un groupe. Hors la plainte qui fait refus au temps qui passe, « le dire est vain si le chant ne l’apporte »[39]. Il faut chanter, c’est le devoir et le rôle de la poésie. La parole, chacun l’a. Mais le chant appartient au poète.

 

 

c) Un chant élaboré au secret de la technique

 

Mais qu’est-ce que le chant ? En poésie, certains sont brefs comme des silex, d’autres longs comme des couteaux. Chez Ughetto, le chant se veut riche, plein, nourri de sève savante aussi bien qu’inventive et peut-être secrète. C’est un art poétique parfaitement consommé. Nous y avons déjà fait allusion : rimes, alexandrins, allitérations, oxymores. Mais regardons cela de plus près.

Les vers sont ainsi constamment tissés dans leur trame par des réseaux sonores qui les relient entre eux et viennent soutenir le sens: « Inlassable éolisé/ Lissé, parfois d’un continent vers un autre/ porté, quand la tempête secoue ses tapis/ abrasif abrasé, conséquence/ et cause, érosif érodé/ fin pour commencement/ de sable et notre élémentaire devenir »[40]. Ainsi la Sibylle de Cumes nous parle-t-elle en un langage abscons mais qui afficherait son secret sans le dévoiler. Le poète rend admirablement cette double postulation.

Davantage encore, le mètre est la figure de proue de la prosodie et André Ughetto s’emploie à faire valoir ces beaux vers que nous apprécions encore quand ils sont bien frappés et qui ne sont pas sans faire penser parfois à Racine : « un calcaire végétal rassure les collines »[41] ou à Mallarmé : « Tels qu’en leurs paysages se divisent les hommes »[42].

Une fois n’est pas coutume, il faut largement insister sur l’image. Sans doute peut-on penser qu’il eut pour maître en l’affaire René Char, car on sent dans ce trope, le goût pour l’alliance des contraires ou le mélange subtil du concret et de l’abstrait. Écoutons cet exemple :  LIRE 116 en entier « Royales îles/ Qui cinglez vers l’effacement/ sous l’abrasion des aigles de midi,/ à quel galop jappent les chiens d’écume ?/ L’Hypothèse guerroie, aux légères risées ;/ un Fiat inattendu sur l’aileron des bruines/ épouse et renverse la voilure de nos questions,/ défait les ondoyants chenaux où s’insinuent nos vœux »[43]. Nous n’insisterons pas. Nous entendons bien ici un chant, et des plus beaux qui soient. L’analyse universitaire se veut trop souvent savante, laissons-la de côté pour simplement revenir à l’émotion de la première lecture en reprenant ces formidables images venues du secret du cœur : « un Fiat inattendu sur l’aileron des bruines/ épouse et renverse la voilure de nos questions,/ défait les ondoyants chenaux où s’insinuent nos vœux ».

C’est assez dire, je pense, de la richesse infinie de cet art poétique qui donne au chant toute sa valeur de charme dans le sens où l’entendait Valéry.

 

 

 

 


 

 

Conclusion

 

 

« La poésie, ce n’était pas un jeu, fût-il sacré,/ mais un empêchement de toute la personne,/ mais des périls courus aux méandres du sens,/ En risquant de s’y perdre.»[44] On a là, à propos de Christian Gabriel Guez Riccord, une définition de la poésie qu’André Ughetto prend par le chemin le plus difficile. Elle est un « empêchement ». Qu’est-ce à dire ? Contre quoi la poésie lutterait-elle ? Qu’empêcherait-elle de faire ? On peut peut-être simplement dire que l’art s’acharne contre le corps, non pas dans la conception aristotélicienne de la séparation, mais étant compris dans le même élan. La parole est tellement nécessaire que toute autre action devient inutile. Davantage, la parle poétique doit se battre contre la vie de tous les jours, contre l’anodin et le vulgaire pour pouvoir accéder au sens le plus précis et peut-être le plus pur, mais aussi le plus secret.

André Ughetto est un poète méditerranéen. Il sait rendre le secret palpable : au-delà du secret des arcanes, il reste fidèle à cette poésie partagée par tous. On entend derrière son verbe le soleil implacable de midi repris par Valéry et par René Char, peut-être aussi Albert Camus[45], mais aussi par Jaccottet. Mallarmé, autre père spirituel est aussi fortement inspiré par les paysages du sud et par les dieux antiques. Enfin, la fréquentation des poètes italiens tire le poète vers la mère de toutes les mers. Tous ces facteurs entrent en jeu pour donner à cette œuvre une forte disposition au secret, à l’ésotérisme, voire à l’hermétisme. Mais je crois avoir montré que cette posture n’est nullement éloignée ou isolée dans sa tour de cristal, et qu’au contraire elle se veut profondément humaine et fraternelle.

 

 

 

 



[1] André Ughetto, Rues de la Forêt belle, Le Taillis Pré, 2004, p. 41.

[2] Ibid., p. 41.

[3] Ibid., p. 45.

[4] Ibid., p. 49.

[5] Ibid. p. 53.

[6] Ibid., p. 53.

[7] Ibid., p. 63.

[8] Ibid., p. 72.

[9] Ibid., p. 85.

[10] Ibid., p. 104-105.

[11] Ibid., p. 235

[12] Ibid., p. 234

[13] Ibid., p. 96.

[14] Ibid., p. 110.

[15] Ibid., p. 238.

[16] Ibid., p. 91.

[17] Ibid., p. 90.

[18] Ibid., p. 18.

[19] Ibid., p. 37.

[20] Ibid., p. 24.

[21] Evrard Delbey, « Le même et l’autre. Des mythes ovidiens chez André Ughetto ».

[22] Ibid., p. 134.

[23] Ibid., p. 135.

[24] Ibid., p. 40.

[25] Ibid., p. 38.

[26] Ibid., p. 37.

[27] Ibid., p. 126.

[28] Ibid., p. 129.

[29] Ibid., p. 158.

[30] Ibid., p. 76.

[31] Ibid., p. 103.

[32] Ibid., p. 74.

[33] Ibid., p. 47.

[34] Ibid., p. 130.

[35] Ibid., p. 30.

[36] Ibid., p. 84.

[37] Ibid., p. 41.

[38] Ibid., p. 46.

[39] Ibid., p. 55.

[40] Ibid, p. 216.

[41] Ibid, p. 61

[42] Ibid, p. 205

[43] Ibid, p. 116

[44] Ibid., p. 123.

[45] André Ughetto vient de consacrer quelques lignes à l’évocation d’Albert Camus, « Albert Camus, nouvelle présence »,  in Autre sud, mars 2009, n° 44, pp. 7 à 9.